Des poignards, des palais

Quelques voyageurs yougoslaves, de pauvres gens, traversent pour la première fois la frontière et se rendent à l'«ouest», en l'occurence à Venise. Partagés entre l'angoisse et l'espoir que suscite en eux cet exil momentané, les compagnons de compartiment se sentent, après une longue nuit de train, étrangement solidaires. Il s se perdront de vue en gare de Venise, chacun étant absorbé par son but particulier. Mais l'échec est au bout de toutes ces démarches et les fera instinctivement se regrouper dans cette ville qui les refuse. C'est qu'il y a d'un côté les riches - ceux de l'autre côté de la frontière - et de l'autre les «tziganes», les pauvres, les méprisés, impuissants à changer leur destin. Aux uns sont les «palais», aux autres les «poignards» (le narrateur tire cette image d'une chanson populaire) : à qui ne possède pas les «palais», il reste les «poignards» qui servent à détruire ou à s'approprier les «palais». Mais au fond, chacun ne rêve que de partir à leur conquête. Ce que Janine Matillon a voulu dans ce deuxième roman (comme dans L'émigrante) c'est prendre à revers le langage bien construit, cohérent, des nantis, des vainqueurs et lui substituer une prose rugueuse, répétitive, illuminée de brusques lueurs, qui traduit à elle seule l'univers de la frustration, de la fascination, du malheur. Compassion et poésie marchent ici de pair.