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Conseillé par Librairie N. (Libraire)31 octobre 2020
Roman national, roman choral, chef-d'œuvre total
Ce classique, d'abord publié sous forme de pièce de théâtre en 1947 puis en roman en 1976 deux ans avant la mort de l'auteur, est enfin traduit par Hélène Belleto-Sussel. Elle retrace en introduction l'importance de ce texte dans le récit national tchèque. Il alterne une pluralité de points de vue de Pragois pendant la Seconde Guerre Mondiale pour nous faire ressentir toute l'atrocité qu'elle a pu représenter pour les habitants d'une petite nation slave sans défense.
Le personnage principal, autour duquel semble graviter ses comparses, est Karel Novotny, employé de banque et rapidement déporté en camp de concentration à cause d'un homonyme député communiste.
Tous les personnages ont pour points communs leur intégration dans la bonne société pragoise et une bonne dose d'illusion quand aux événements à venir, personne ne voulant renoncer à la douceur de vivre pragoise. La Valse du titre c'est bien entendu Le Beau Danube Bleu de Strauss, que l'on écoute bien volontiers jusque tard le soir dans les cafés au bord de la Vltava.
Peu de psychologie des personnages ici, pas d'atermoiements, on suit directement l'absurdité puis l'horreur de l'occupation (l'instauration d'un protectorat allemand en mars 1939 se faisant sans coup férir grâce à la lâcheté de leurs alliés, cocorico) à travers l'alternance de chapitres courts et de scènes frappantes (l'arrestation rapide et sans explication pour le lecteur de Karel Novotny), parfois tragi-comiques (une femme recherche son chien au milieu d'une parade d'officier SS) qui instaurent une tension et une nervosité qui ne retombent jamais.
L'atmosphère délétère de fin du monde dans une Prague plus triste que jamais prend le lecteur aux tripes, pendant que Karel Novotny tente de comprendre les codes pour survivre en camp de concentration (et d'expliquer l'aberrante erreur qui lui vaut sa "place" ici).
Roman-fleuve, roman national qui tient toutes ses promesses.
Martin
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Conseillé par Lilya (Libraire)24 août 2019
Risible mal.
Le seul roman d'un écrivain Tchèque né en 1895. Publié en 1976 au Canada. Tombé dans l'oubli. Autant de raisons de laisser filer ce livre. On pourrait, en outre, penser avoir déjà tout lu sur ce qui s'est passé en Europe en 1939 : Hitler, les invasions, les camps, le quotidien en territoire occupé.
On ne doit pourtant pas passer à côté du chef-d'oeuvre de Ferdinand Peroutka. Il y narre la vie quotidienne de Tchécoslovaques ordinaires en situation extraordinaire, après l'invasion allemande de 1939. Un grand roman non pas tant à cause du sujet qu'en raison du talent d'écriture de l'auteur. On retrouve avec un plaisir immense l'ironie des grands auteurs d'Europe centrale qui, l'air de rien, vous racontent des choses terribles en vous faisant sourire. 568 pages qu'on termine à regret. -
Conseillé par o n l a l u2 juin 2019
Un chef-d'oeuvre sauvé de l'oubli
Tout comme son auteur, « Le Nuage et la Valse » est un rescapé. Le roman
s’appuie sur le Journal que Ferdinand Peroutka (1895-1978) a tenu pendant sa
détention dans les camps de Dachau puis de Buchenwald entre 1939 et 1945,
jusqu’à la libération du camp par les Américains. De retour à Prague, le
journaliste tchèque, qui ne s’entendait pas mieux avec les communistes qu’avec
les nazis, émigra aux Etats-Unis en 1948. Le livre, lui, ne fut publié à
Toronto qu’en 1976 par un éditeur en exil. Et ce n’est qu’aujourd’hui que ce
chef d’œuvre est traduit en français. Le mot n’est pas excessif pour qualifier
« Le Nuage et la Valse » _._ Parmi l’énorme bibliographie consacrée à la vie
dans les camps, ce roman se distingue par une distance apparemment dépourvue
d’empathie, les événements sont vus d’en haut, sans que le moindre jugement
soit jamais émis par le narrateur. Il reste en surplomb, mais son regard
plongeant débusque les moindres mouvements des êtres – humains, animaux,
plantes – et les juxtapose avec audace.Le prologue opère un retour à «Vienne, 1910 ou 1911». On suit un jeune peintre
famélique qui tente de vendre ses dessins et finit à l’asile de nuit où il
s’inscrit sous le nom d’Hitler Adolf. L’atmosphère fait penser à « Berlin
Alexanderplatz ». L’épilogue est composé de plusieurs scènes qui montrent
l’après: un adolescent israélien préfère aller à l’anniversaire de son copain
plutôt que d’accompagner son père au procès d’Eichmann, le père comprend; un
groupe d’émigrés aux noms anglicisés avec leurs nouvelles femmes américaines
sont en excursion au «nid d’aigle» d’Hitler, dans les Alpes bavaroises … le
temps a passé, il est possible de «relativiser». L’ironie est une des grandes
qualités de Peroutka, c’est une arme tchèque, celle de Karel Capek et de
Bohumil Hrabal. Si, dans ces deux ajouts, elle semble parfois un peu pesante,
le cœur de l’ouvrage, lui, est tout en finesse. Il est composé de quatre
livres. Les événements se déroulent essentiellement dans les camps, dans les
trains qui y amènent, mais aussi à Prague, à Munich, à Berlin, dans les
Balkans, sur le front de l’Est. Comme le dit la traductrice dans sa préface,
«le rythme est nerveux, la caméra bouge tout le temps, d’un lieu à l’autre,
d’une personne à l’autre, offrant une vision à la fois panoramique et
kaléidoscopique».Au début du livre I, on est au début du printemps 1939. Des bourgeois jouent
aux cartes au Baroque, un établissement chic de Prague: juifs ou non, des
couples amis de longue date. Le lendemain, 15 mars 1939, les Allemands sont
dans la ville, c’était pourtant prévisible, après la Pologne. Tout change très
vite. Prenez Kraus, qui n’a jamais mis les pieds à la synagogue et a pris soin
de se faire baptiser catholique: il perd son emploi à la banque, l’accès au
Baroque lui est interdit par le patron, un autre Kraus, qui, plus prudent,
possède un visa pour l’Argentine. Sa femme quitte le malheureux Kraus, il
acquiesce et coud son étoile jaune. Kraus n’est qu’un cas. Partout des portes
se ferment, les humiliations, grandes ou petites, la délation, les tentatives
de fuite, les suicides, les crises cardiaques se suivent. A travers un propos
rapporté, un silence, un coup de projecteur sur un détail insignifiant,
Peroutka parvient à faire percevoir le délitement d’une société apparemment
aimable. En quatre parties, le récit va suivre le cours de la guerre, de
l’Allemagne triomphante au suicide du Führer dans son bunker de Berlin et à
l’épuration énergiquement menée à Prague, dès la libération, alors que l’étau
communiste commence à se resserrer.Au départ, « Le Nuage et la Valse » était une pièce de théâtre, écrite
immédiatement à la libération des camps, à partir du Journal de l’auteur,
jouée en 1947 et vite interdite. Le nuage apparaît à des moments
significatifs, c’est un nuage d’été, joufflu et rond, réconfortant: parfois la
nature indifférente a comme un sursaut d’empathie. La valse, c’est « Le beau
Danube bleu » dont la mélodie surgit sans cesse. Ainsi, chantée par un groupe
de déportés juifs avec des paroles infamantes. L’un d’eux refuse, c’est son
dernier acte de dignité. Dans une de scènes les plus bouleversantes, le
professeur Silvestr, l’initiateur du groupe de résistance Veritas, à Prague,
va voir un de ses disciples, le médecin Pokorny. Le vieux maître se croyait
prêt à affronter les coups ou la mort. Il découvre sa peur. Incapable d’en
finir tout seul, il demande au médecin de l’aider. Celui-ci est déchiré entre
son éthique et la fidélité à son mentor, il a aussi peur des conséquences, à
raison. C’est une conversation polie, tout en litotes, en silences, en
digressions. Par la fenêtre ouverte, on entend la valse, dont la mélodie sort
d’un appartement voisin, occupé par l’envahisseur. Il est implicite que le
Danube n’a jamais été bleu et qu’à Vienne, Munich, Prague, ou Varsovie, c’est
toute la civilisation de l’Europe centrale qui meurt.Pendant le transport au camp, l’horreur se dévoile peu à peu,
incompréhensible, inacceptable. Puis la vie se réorganise. Kapo, membre de la
Gestapo ou prisonnier, chacun reproduit ce qu’il était dans la vie civile:
lâche ou courageux, pédant, flagorneur, geignard, égocentrique ou généreux.
Les circonstances ne font qu’exacerber les réflexes. L’arrivée des colis de
nourriture est ainsi un puissant révélateur des petites ignominies. Une
société se reforme, avec ses différences de classe, son organisation
politique. Le jeune prisonnier russe, malin et exubérant, finira broyé comme
la plupart. Les deux frères Kube, le kapo et le prisonnier, celui qui croyait
à Hitler et celui qui croyait à Staline, par circonstance plus que par foi, se
retrouveront à la fin, sur le chemin de leur village natal. Les Témoins de
Jéhovah manifestent un moralisme si rigoureux qu’il fait peur. De leur côté,
les communistes se tiennent à part, dans une organisation impeccable qui
laisse augurer de l’avenir.Même si Peroutka n’exprime jamais de jugement, sa méfiance envers les
totalitarismes perce. Plus tard, dans un entretien, il dira: «Trois grandes
puissances ont traversé ma vie: les nazis, les communistes et l’Amérique.
Chacun, à sa façon, m’a rendu mon travail impossible.» Dans sa préface
remarquable, la traductrice, Hélène Belletto-Sussel, éclaire le parcours, sans
cesse empêché, de ce démocrate convaincu, proche des présidents Masaryk et
Benes. Journaliste de talent, maniant l’ironie, il terminera sa carrière en
exil, travaillant à Radio Free Europe qui diffuse alors vers la
Tchécoslovaquie, mais il ne semble pas que les Etats-Unis aient satisfait ses
idéaux de démocratie et de liberté. Depuis 1990, Peroutka a reçu des
distinctions posthumes dans son pays. Le président Václav Havel a déclaré « Le
Nuage et la Valse » «un des meilleurs romans tchèques des dernières
décennies». Récemment, la mémoire de l’auteur a été salie lors de l’«affaire
Peroutka», en 2015: l’actuel président, Milos Zeman, l’a accusé d’avoir écrit,
cédant à la «fascination des intellectuels pour une doctrine monstrueuse», un
article favorable à Hitler. Peroutka a aussi été soupçonné d’antisémitisme, ce
qui, comme le souligne la traductrice, est absurde quand on lit son livre.
Propos diffamatoires, bien sûr, l’auteur a été réhabilité, et son roman est
disponible dans son pays.Peroutka n’écrira par d’autre roman _._ Il manifeste d’emblée une habileté
stupéfiante, passant d’une scène à l’autre en virtuose, avec cet art de la
juxtaposition qui fait surgir l’absurdité des situations sans qu’il soit
nécessaire de les commenter. Il y a des morceaux de bravoure – la vie
quotidienne du Führer dans son «nid d’aigle», entouré d’une jeunesse dorée ;
sa fin, dans le bunker. Des moments terribles : le retour de Novotny, employé
de banque déporté par erreur. Il retrouve sa place au bureau et tente de
garder sa tenue de prisonnier en témoignage. Mais personne n’a envie
d’entendre ce qu’il a à dire et il y renonce rapidement. Surtout, le talent de
l’auteur se manifeste dans des moments intimistes, d’étranges digressions